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20/07/2011

Le poème de la semaine

Jules Supervielle

Voilà que je me surprends à t'adresser la parole,
Mon Dieu, moi qui ne sais encore si tu existes
Et ne comprends pas la langue de tes églises chuchotantes.
Je regarde les autels, la voûte de ta maison,
Comme qui dit simplement:
Voilà du bois, de la pierre,
Voilà des colonnes romanes.
Il manque le nez à ce saint.
 
Et au-dedans comme au-dehors, il y a la détresse humaine.
Je baisse les yeux sans pouvoir m'agenouiller pendant la messe,
Comme si je laissais passer l'orage au-dessus de ma tête.
Et je ne puis m'empêcher de penser à autre chose.
Hélas ! j'aurai passé ma vie à penser à autre chose.
Cette autre chose, c'est encore moi.
C'est peut-être mon vrai moi-même.
C'est là que je me réfugie.
C'est peut-être là que tu es.
 
Je n'aurai jamais vécu que dans ces lointains attirants.
Le moment présent est un cadeau dont je n'ai pas su profiter.
Je n'en connais pas bien l'usage.
Je le tourne dans tous les sens,
Sans savoir faire marcher sa mécanique difficile.
Mon Dieu, je ne crois pas en toi, je voudrais te parler tout de même.
J'ai bien parlé aux étoiles, bien que je les sache sans vie,
Aux plus humbles des animaux, quand je les savais sans réponse,
Aux arbres qui, sans le vent, seraient muets comme la tombe.
Je me suis parlé à moi-même, quand je ne sais pas bien si j'existe.
Je ne sais si tu entends nos prières, à nous les hommes,
Je ne sais si tu as envie de les écouter.
Si tu as, comme nous, un coeur qui est toujours sur le qui-vive
Et des oreilles ouvertes aux nouvelles les plus différentes.
Je ne sais pas si tu aimes à regarder par ici.
Pourtant je voudrais te remettre en mémoire la planète terre
Avec ses fleurs, ses cailloux, ses jardins et ses maisons,
Avec tous les autres et nous qui savons bien que nous souffrons.
Je veux t'adresser sans tarder ces humbles paroles humaines
Parce qu'il faut que chacun tente à présent tout l'impossible.
Même si tu n'es qu'un souffle d'il y a des milliers d'années,
Une grande vitesse acquise,
Une durable mélancolie
Qui ferait tourner encore les sphères dans leur mélodie.
Je voudrais, mon Dieu sans visage et peut-être sans espérance
Attirer ton attention parmi tant de ciels vagabonde
Sur les hommes qui n'ont pas de repos sur la planète.
 
Ecoute-moi ! Cela presse.
Ils vont tous se décourager
Et l'on ne va plus reconnaître les jeunes parmi les âgés.
Chaque matin, ils se demandent si la tuerie va commencer.
De tous côtés,
L'on prépare de bizarres distributeurs de sang, de plaintes et de larmes,
L'on se demande si les blés ne cachent pas déjà des fusils.
Le temps serait-il passé où tu t'occupais des hommes ?
T'appelle-t-on dans d'autres mondes, médecin en consultation,
Ne sachant où donner de la tête
Laissant mourir sa clientèle ?
 
Ecoute-moi ! Je ne suis qu'un homme parmi tant d'autres.
L'âme se plait dans notre corps,
Ne demande pas à s'enfuir dans un éclatement de bombe.
Elle est pour nous une caresse, une secrète flatterie.
Laisse-nous respirer encore sans songer aux nouveaux poisons,
Laisse-nous regarder nos enfants sans penser tout le temps à la mort.
Nous n'avons pas du tout le coeur aux batailles, aux généraux.
Laisse-nous notre va-et-vient, comme un troupeau dans ses sonnailles,
Une odeur de lait frais se mélant à l'odeur de l'herbe grasse.
 
Ah ! si tu existes, mon Dieu, regarde de notre côté.
Viens te délasser parmi nous.
La terre est belle, avec ses arbres, ses fleuves et ses étangs,
Si belle, que l'on dirait que tu la regrettes un peu.
Mon Dieu, ne va pas faire la sourde oreille
Et ne va pas m'en vouloir si nous sommes à tu et à toi,
Si je te parle avec tant d'abrupte simplicité.
Je croirais moins qu'en tout autre en un Dieu qui terrorise.
Plus que par la foudre, tu sais t'exprimer par les brins d'herbe
Et par les jeux des enfants et par les yeux des ruisseaux.
Ce qui n'empêche pas les mers et les chaînes de montagnes.
Tu ne peux pas m'en vouloir de dire ce que je pense,
De réfléchir comme je peux sur l'homme et sur son existence
Avec la franchise de la terre et des diverses saisons,
Et peut-être de toi-même dont j'ignorerais les leçons
Je ne suis pas sans excuses.
Veuille accepter mes pauvres ruses.
Tant de choses se préparent sournoisement contre nous.
Quoi que nous fassions, nous craignons d'être pris au dépourvu
Et d'être comme le taureau
Qui ne comprend pas ce qui se passe.
Le mène-t-on à l'abattoir,
Il ne sait où il va comme ça
Et juste avant de recevoir le coup de mort sur le front
Il se répète qu'il a faim et brouterait résolument,
Mais qu'est-ce qu'ils ont ce matin avec leurs tabliers pleins de sang
A vouloir tous s'occuper de lui ?
 
 Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle

06/07/2011

Le poème de la semaine

Claudio Montale

pour Catherine P

quelques traces de craie dans le ciel
sont seuls signes que je laisse
pour tout dire
à qui veut jouer aux enfanteurs de lumière
 
à toi qui n'en as cure
il y a matière à rire
et pour les autres à médire
 
à huis clos
je les abandonne à leurs mauvais stratagèmes
au creux de ta blanche haleine
soudée à la terre vierge
dont je viens et où je vais sans trop frémir
et sans besoin de forger
d'improbables certitudes
 
ma vigne quotidienne et nouvelle
mon aimante
ma fulgurante
l'invention du présent jubile en nous
 
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle

Le poème de la semaine

Gisèle Prassinos

Je veux rester dans ma niche
et ne voir personne.
Je veux garder mon os
et le ronger seul, à petits coups,
jusqu'à en faire un chef d'oeuvre.
 
Chaque nuit, j'y travaillerai.
Je n'ai pas besoin de lumière,
mes dents sont des outils complets.
Si j'ai froid, je hurlerai peut-être
et me lamenterai
d'être délaissé.
 
Au moindre bruit de pas,
pour ne pas subir l'humiliation
d'une main compatissante
sur mon poil sensible,
je ferai le mort,
respirant à peine,
à l'écoute du seul secours
que j'attends.
 
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle

05:41 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie | |  Imprimer |  Facebook | | |

29/06/2011

Le poème de la semaine

Charles-Ferdinand Ramuz

Viens te mettre à côté de moi sur le banc devant la maison,
   femme, c'est bien ton droit;
il va y avoir quarante ans qu'on est ensemble.

Ce soir, et puisqu'il fait si beau,
et c'est ausssi le soir de notre vie:
   tu as bien mérité, vois-tu, un petit moment de repos.

Voilà que les enfants à cette heure sont casés,
ils s'en sont allés par le monde;
et, de nouveau, on n'est rien que les deux,
   comme on a commencé.

Femme, tu te souviens ?
On avait rien pour commencer, tout était à faire.
Et on s'y est mis, mais c'est dur.
Il faut du courage, et de la persévérance.

Il faut de l'amour,
et l'amour n'est pas ce qu'on croit
quand on commence.

Ce n'est pas seulement ces baisers qu'on échange,
ces petits mots qu'on se glisse à l'oreille,
ou bien de se tenir serrés l'un contre l'autre;
le temps de la vie est long, le jour des noces n'est qu'un jour;
c'est ensuite, tu te rappelles,
c'est seulement ensuite qu'a commencé la vie.

Il faut faire, c'est défait;
il faut refaire et c'est défait encore.

Les enfants viennent;
il faut les nourrir, les habiller, les élever:
   ça n'en finit plus;
il arrive aussi qu'ils soient malades;
tu étais debout toute la nuit;
moi, je travaillais du matin au soir.

Il y a des fois qu'on désespère;
et les années se suivent et on n'avance pas
et il semble qu'on revient en arrière.
Tu te souviens, femme, ou quoi ?

Tous ces soucis, tous ces tracas; seulement tu as été là.
On est restés fidèles l'un à l'autre.
Et ainsi j'ai pu m'appuyer sur toi,
   et toi tu t'appuyais sur moi.

On a eu la chance d'être ensemble,
on s'est mis tous les deux à la tâche,
on a duré, on a tenu le coup.

Le vrai amour n'est pas ce qu'on croit.
Le vrai amour n'est pas d'un jour, mais de toujours.
C'est de s'aider, de se comprendre.

Et, peu à peu, on voit que tout s'arrange.
Les enfants sont devenus grands, ils ont bien tourné.
On leur avait donné l'exemple.

On a consolidé les assises de la maison.
Que toutes les maisons du pays soient solides,
et le pays sera solide, lui aussi.

C'est pourquoi, mets-toi à côté de moi et puis regarde,
car c'est le temps de la récolte et le temps des engrangements;
quand il fait rose comme ce soir,
et une poussière rose monte partout entre les arbres.

Mets-toi tout contre moi, on ne parlera pas:
on n'a plus besoin de rien se dire;
on n'a besoin que d'être ensemble encore une fois,
et de laisser venir la nuit
dans le contentement de la tâche accomplie.
 
 
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle

15/06/2011

Le poème de la semaine

Maurice Chappaz

O juillet qui fleurit dans les artères
je désire toutes les choses
Dans la rouge mémoire de mon sang
bougent les limons et les chairs vivaces
sécheresse sécheresse
ils chantent les écumes
mes soifs fument
Mais toi tu es délicatesse
tu me seras livrée la nuit comme la forêt
qui dira alors ce qu'est ton coeur?
la pleine nuit de ton coeur?
quel silence
puis quelle voix superbe chantera dans l'ombre.
 
Quand tu seras penchée vers moi
alors mes bras deviendront beaux
tu reposeras sur ma poitrine
et tu seras sur moi comme une source
comme le chant de la source
ô tendresse qui éveille les eaux
et leur abondance douce
Je sais que tu es semblable à la terre
que pareille tu apportes de rustiques présents
que ton corps est comme le vrai froment
tu donnes le pain
le don simple et bon
de ce qui se touche et qui se voit
tu couvres l'homme de moisson
tu es pareille aux fruits des arbres
apportant leur soleil et leur douceur
et je t'appellerai le lait le miel le raisin.
 
Puis vient la joie
vous saisons vous matières
vous êtes cédées
oh! j'ai envie de dire merveille merveille
femme combien tu es belle
paraît ta grande nature
tu glisses dans les bras de celui qui t'aime
tout soleil est perdu
C'est maintenant le silence frais de la nuit
c'est dans ton coeur qu'il faut chercher l'été
qu'il faut tout chercher
je n'ai plus qu'envie de dire
merveille merveille
qui dira la nuit? qui dira l'été?
 
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle

08/06/2011

Le poème de la semaine

Marie Noël

Au mois de mai j’avais le cœur si grand
Que pour l’emplir je me suis en allée
Cherchant l’amour sans savoir quelle allée,
Pour le rencontrer, quel chemin on prend…

Rouge-gorge, au fond du bois incolore,
Au bout des sentiers dont il te souvient,
Du printemps, sais-tu s’il en reste encore ?
L’hiver vient…

J’allais, j’allais. Où trouver de l’amour ?
Au bas de la côte, au faîte, derrière ?
Au fond du bois, au bout de la rivière ?
Ici, là-bas, à ce prochain détour ?...

Rouge-gorge, au fond du bois incolore,
Au bout des sentiers dont il te souvient,
De l’été, sais-tu s’il en reste encore ?
L’hiver vient…

Quand je le vis, je n’osai pas à temps
M’en approcher ou lui faire une avance;
Je l’attendais ouvrant mon cœur immense…
Il n’est tombé qu’une goutte dedans…

Rouge-gorge, au fond du bois incolore,
Au bout des sentiers dont il te souvient,
Du soleil, sais-tu s’il en reste encore ?
L’hiver vient…

Est-ce là tout, cette goutte, est-ce tout ?
Je voudrais bien recommencer l’année,
La goutte d’eau qui m’était destinée,
Je voudrais bien la boire encore un coup…

Rouge-gorge, au fond du bois incolore,
Au bout des sentiers dont il te souvient,
Des feuilles, sais-tu s’il en reste encore ?
L’hiver vient…

Est-ce bien tout ?... Peut-être, dans un coin
Que j’oubliai, peut-être avant la neige,
Un peu d’amour encor le trouverai-je,
Peut-être ici, peut-être un peu plus loin…

Rouge-gorge, au fond du bois incolore,
Au bout des sentiers dont il te souvient,
Du bonheur, sais-tu s’il en reste encore ?
L’hiver vient…
  
 Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle 

07:19 Écrit par Claude Amstutz dans Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie | |  Imprimer |  Facebook | | |

31/05/2011

Le poème de la semaine

Jules Supervielle
 
Suffit d'une bougie
pour éclairer le monde 
Autour duquel ta vie
Fait sourdement sa ronde,
Coeur lent qui t'accoutumes
Et tu ne sais à quoi,
Coeur grave qui résumes
Dans le plus sûr de toi
Des terres sans feuillage,
Des routes sans chevaux,
Un vaisseau sans visages
Et des vagues sans eaux.
  
Mais des milliers d'enfants
Sur la place s'élancent
En poussant de tels cris
De leurs frêles poitrines
Qu'un homme à barbe noire,
- De quel monde venu? -
D'un seul geste les chasse
Jusqu'au fond de la nue.
Alors de nouveau, seul,
Dans la chair tu tâtonnes,
Coeur plus près du linceuil,
Coeur de grande personne.  
 
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle 
  

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18/05/2011

Le poème de la semaine

René Char

J'appelle les amours
qui roués et suivis par la faulx de l'été,
au soir embaument l'air
de leur blanche inaction.
 
Il n'y a plus de cauchemar,
douce insomnie perpétuelle.
Il n'y a plus d'aversion.
Que la pause d'un bal
dont l'entrée est partout
dans les nuées du ciel.
 
Je viens avant la rumeur des fontaines,
au final du tailleur de pierre.
 
Sur ma lyre,
mille ans pèsent moins qu'un mort.
 
J'appelle les amants  
 
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle

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17/05/2011

Le poème de la semaine

Nadia Tuéni

Qu'elle soit courtisane, érudite, ou dévote,
péninsule de bruits, des couleurs, et de l'or,
ville marchande et rose, voguant comme une flotte
qui cherche à l'horizon la tendresse d'un port,
elle est mille fois mort, mille fois revécue.
 
Beyrouth des cents palais, et Béryte des pierres,
où l'on vient de partout ériger ses statues,
qui font prier les hommes, et font crier les guerres.
Ses femmes aux yeux de plages qui s'allument la nuit,
et ses mendiants semblables à d'anciennes pythies.
A Beyrouth chaque idée habite une maison.
A Beyrouth chaque mot est une ostentation.
A Beyrouth l'on décharge pensées et caravanes,
flibustiers de l'esprit, prêtresses ou bien sultanes.
 
Qu'elle soit religieuse, ou qu'elle soit sorcière,
ou qu'elle soit les deux, ou qu'elle soit charnière,
du portail de la mer ou des grilles du levant,
qu'elle soit adorée ou qu'elle soit maudite,
qu'elle soit sanguinaire, ou qu'elle soit d'eau bénite,
qu'elle soit innocente ou qu'elle soit meurtrière,
en étant phénicienne, arabe ou routière,
en étant levantine, aux multiples vertiges,
comme ces fleurs étranges fragiles sur leurs tiges,
Beyrouth est en orient le dernier sanctuaire,
où l'homme peut toujours s'habiller de lumière.


Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle
 

12/05/2011

Mahmoud Darwich 1b

Tu portes le fardeau du papillon

littérature; poésie

Tu diras: Non.
Tu déchireras les mots  et le fleuve indolent,
tu annonceras les mauvais jours
et disparaîtras sous les ombrages.
Non au théâtre du verbe.
Non aux limites de ce rêve.
Non à l'impossible.
 
Tu viens dans des villes et tu repars.
Tu donnes à l'ombre le nom des villages.
Tu mets en garde les pauvres
contre la parole de l'écho et des prophètes.
Tu pars... pars
et le poème se tient derrière cette mer,
derrière le passé.
Tu expliques une obsession,
viennent alors les gardiens du vide, impuissants,
tombés de la rhétorique et des tambours.
 
Pour ton chant, le ciel de l'eau s'est brisé.
Un bûcheron, une amante
et le matin s'ouvre sur le lieu.
Les mots perpétuent un oubli
marié à mille massacres.
La mort vient, blanche.
Les pluies tombent.
Revolver et victime se précisent.
 
Les martyrs viendront à toi
des murs de ta dernière parole.
Ils se poseront sur toi, diadème de sang
et continueront à planter
les pommiers hors de tes souvenirs.
Tu en seras fatigué... fatigué.
Tu les chasseras, mais ils ne partiront pas.
Tu les insulteras, mais ils ne partiront pas.
Ils occupent ces temps.
Tu fuiras leur bonheur
vers un temps qui va par les rues et les saisons.
 
Les pauvres viendront à toi.
Tu n'as pas de pain,
pas d'invocation qui sauve le blé
menacé de sécheresse.
Tu dis quelques mots sur la colère
qui a marié les épis aux glaives.
Quelques mots sur le fleuve caché
dans les capes des femmes venues de l'automne.
Ils rient et s'en vont,
laissant la porte ouverte à la perplexité des champs.
 
Pour ton chant,
les yeux des amantes se sont agrandis.
Oui, tu nommes les mèches de blé, patrie;
la bleuité de la mer, patrie.
Oui, tu nommes la terre, dame d'oubli
et tu t'endors, seul,
entre l'odeur des ombrages et ton coeur disparu
sur le long chemin.
 
Une étudiante dira: A quoi sert le poème?
Le poème extrait fleurs et poudre de deux mots
quand les ouvriers ploient sous fleurs et poudre
dans deux guerres.
A quoi sert le poème au midi sous les ombrages?
Tu te trompes quand tu dis:
Les palmiers sont proches de ma vision des choses.
Les palmiers se brisent.
 
Pour ton chant, se sont répandus
les espaces blancs et la ruse du bourreau.
Tu viens comme le suicide,
ils réclament alors de la tristesse pour s'en vêtir.
Tu viens comme la déflagration,
ils réclament alors des fleurs,
pour tracer les cartes.
Tu viendras quand tu partiras,
puis viendras quand partiras
et l'arrivée ne viendra pas.
 
Tu seras un aigle de fournaise
et les pays, ton espace bleu marine.
Tu demanderas: T'ai-je nui, ô mon peuple?
Les flancs des montagnes se briseront
sur l'aile de l'aigle.
L'aile se consume à la vapeur de la terre.
Tu t'élèves, te poses,
t'élèves encore pour entrer dans les torrents.
 
Tu passes, célébration,
par tous les commencements:
T'ai-je nui, ô mon temps?
Tu chantes le vert étendu
entre deux mains desséchées.
Tu entres dans une rose et tu cries:
Qu'est cette cohue?
Tu vois du sang et tu cries:
Qui a assassiné le guide?
 
Tu mourras seul.
Les mers t'abandonneront sur leurs rivages,
solitaire comme les galets.
Les bibliothèques, les dames, les chansons,
les rues des villes, les trains, les aéroports
te fuiront.
Les pays s'enfuiront de ta main
qui a créé des terres pour le roucoulement.
 
Tu mourras seul.
Les volcans t'abandonneront
qui obéissaient à ton hennissement ensanglanté.
Le désir t'abandonnera
et la joie qui te jetait aux poissons,
les interrogations,
la connivence entre chanson et geôlier,
le hennissement t'abandonnera.
 
On enterrera les parfums après toi.
On décernera ton joug aux roses.
On condamnera à mort la rose abandonnée.
On mettra le feu aux mots après toi.
On volera l'eau aux herbes de ta peau.
On te chassera des mouchoirs de la Galilée.
 
Et tu dis: Non.
Non, aux limites du rêve.
Non, à l'impossible. 
 

Mahmoud Darwich, Nous choisirons Sophocle et autres poèmes (Actes Sud, 2011) 

00:04 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Mahmoud Darwich | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie | |  Imprimer |  Facebook | | |